Fiona Apple – Fetch The Bolt Cutters

La période de confinement est toujours une période étrange et stressante. Entre désespoir, désarroi et incompréhension, on a souvent tendance à se replier sur soi, de rejeter la faute sur les autres ou tout simplement de perdre la boule. Tout simplement parce que pas mal de nos plans ont capoté, impossible de capter nos bords, de boire des pintes, de bruncher en terrasse avec nos amis, d’aller aux concerts… de vivre tout simplement. Beaucoup de plans sont tombés à l’eau avec visiblement aucun festival et aucun concert avant l’an prochain. Ce confinement nous a bien eu. Mais que l’on se rassure, nous ne sommes pas seuls à vouloir péter un câble. Il y a du bon dans cette période: je parle du retour surprise de Fiona Apple et de son cinquième album nommé Fetch The Bolt Cutters paru il y a quelques jours de cela maintenant.

Cela faisait près de huit ans que Fiona Apple n’avait plus publié de disques depuis son phénoménal The Idler Wheel… Il faut dire que la new-yorkaise n’a pas réellement chômé ces dernières années entre projets annexes et génériques de série (The Affair) mais elle reste toujours la porte-parole des femmes victimes de violences en tous genres, surtout en pleine ère #MeToo. Et justement, cette ère a vu naître de nombreux témoignages et de soulèvements car il est temps que la femme exprime tout ce qu’elle a enduré à cause d’une société patriarcale qui stigmatise tout sur son passage. Tel est le propos de Fetch The Bolt Cutters (dont le titre est tiré de la série The Fall) qui est, à s’y méprendre, LA parfaite bande-son d’une colère bien contenue.

Conçu depuis maintenant cinq ans, on retrouve toute la verve et l’inventivité de Fiona Apple qui en a vu de toutes les couleurs toute sa vie. L’ère #MeToo est parfaite pour l’artiste de vider son sac comme elle a l’habitude d’en faire. S’ouvrant sur un « I Want You To Love Me » avec ses percussions fiévreuses et sa mélodie au piano entêtant, Fiona Apple privilégie plutôt la vulnérabilité et sa volonté d’être aimé pour son entièreté. Dès lors, le morceau prend son envol jusqu’au point de non-retour où elle se sent possédée par sa voix et son instrumentation se faisant de plus en plus dense avant de laisser place à un « Shameika » qui rappelle les années difficiles de la mamzelle où elle a subi le harcèlement scolaire pendant de nombreuses années.

Les compositions de Fetch The Bolt Cutters se font plus minimalistes qu’auparavant privilégiant les percussions (dont les os de son chien décédé) selon ses volontés. Enregistré dans sa maison à Los Angeles, Fiona Apple avec la participation de Sebastian Steinberg, Amy Aileen Wood et de David Garza opte pour des méthodes peu orthodoxes rappelant quelque peu les excentricités de Yoko Ono mais encore Joni Mitchell, Tom Waits ou encore Kate Bush cité sur le morceau-titre (comptant une certaine Cara Delevigne aux chœurs) riche en rythmes turbulents et en mélodies menés au triangle (ou xylophone) qui se clôt sur des aboiements de ses chiens. Quoi qu’il en soit, ce cinquième disque percussif et brut est dédié aux opprimés de la société qui n’en peuvent plus de toutes les injustices qu’on leur inflige et la voix de la new-yorkaise en est le parfait cataclysme sur la mélodie pianotée de l’entêtant « Under The Table » avec son texte incantatoire: « Kick me under the table all you want, I won’t shut up ». On peut également citer « Relay » qui métaphorise la toxicité masculine en une personne qui serait son ex par exemple (« I resent you for presenting your life like a fucking propaganda brochure ») avant de s’achever sur des exercices de pratiques vocales de Fiona Apple enregistrées sur son iPhone. De quoi assurer parfaitement la transition avec « Rack of His » aux ambiances dignes d’un film d’espionnage tandis que son interprétation renversante mais suit la thématique du morceau précédent avant de présenter un hymne à l’empowerment féminin avec « Ladies ».

L’intensité est à son comble tout au long de ce cinquième disque et Fiona Apple l’utilise à bon escient pour prendre conscience du monde qui nous entoure. Son art-pop brut de décoffrage qui habille les morceaux tels que « Newspaper » qui est un autre hymne anti-toxicité masculine ou bien encore le plus atmosphérique « Heavy Balloon » mettant en valeur l’utilisation de sa voix pour la rendre élastique (« I spread like strawberries, I climb like peas and beams »). Tantôt chantée tantôt parlée ou criée ou utilisée sous le ton de l’humour, elle s’exprime pour de milliers de personnes persécutées avec un autre mini-chef d’oeuvre qu’est « Cosmonauts » (pour l’anecdote prévue pour illustrer le film This Is 40 de Judd Apatow) où l’on alterne légèreté et gravité aussi bien vocalement que musicalement ainsi que sur « For Her » qui est une référence à l’acquittement injuste de Brett Kavanaugh où elle n’y va pas par quatre chemins: « You know you should know but you don’t know what you did […] You raped me in the same bed your daughter was born in ». Viscéral certes mais nécessaire en cette période trouble.

En somme, Fetch The Bolt Cutters défie le patriarcat sous toutes ses formes et ce jusqu’à la toute fin. On pourra citer la conclusion nommée « On I Go » où Fiona Apple s’impose comme une guerrière qui se bat contre le capitalisme et tous les démons qui l’ont hanté jusqu’ici avant de finir sur un: « Aw fuck it » comme si elle est sur le point de lâcher prise. Mais c’est elle qui prend le contrôle, elle qui hausse le ton sur une société qui est aveuglée par les discriminations sexistes infligées à la gente féminine. Et en ce sens, ce cinquième album de la légendaire new-yorkaise ouvrira une nouvelle ère de libération pour la femme. Si #MeToo était une étincelle, Fetch The Bolt Cutters n’en est que le cocktail molotov balancé à la gueule du monde. Crier à la face du monde son désarroi sous différentes voix (on pourra également penser à l’inventivité de Camille période Le Fil ou Björk période Medulla par moments) est de ce qu’il y a de nécessaire en cette période de confinement où l’on se sent aliéné mais Fiona Apple entend nos voix et en reste une parfaite messagère suite à son vécu riche en péripéties faisant d’elle une femme forte et vaillante. Et quoi de mieux que de le faire en musique ? « Blast the music ! Bang it, bite it, bruise it ! », tels sont ses mots d’ordre pour se faire entendre.

Note: 10/10