Bon Iver – 22, A Million

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Bon ben je pense que ça sera pas nécessaire de vous raconter l’histoire d’un jeune musicien dont son ancien groupe s’est séparé, dont sa copine l’a largué et dont son père fut souffrant et qui s’est pour le coup exilé à Eau Claire, dans le Wisconsin pour donner naissance à un premier album indie folk du nom de For Emma, Forever Ago en 2007-2008. Tout le monde la connaît par cœur et pourtant l’histoire de Justin Vernon a tout d’une success story. Car en 2011, il mettra la barre plus haute avec son second album Bon Iver, Bon Iver où il incorporera plus d’instruments (batterie, cordes, cuivres, etc…). Et là encore, je ne vous apprends rien, il s’est affiché presque partout entre son nouveau groupe Volcano Choir a rencontré son petit succès, ses collaborations avec Kanye West, James Blake, ses productions pour les autres (The Staves, Kathleen Edwards…), son festival Eaux Claires Music Festival, ses compositions pour le cinéma… Bref, tout roule pour le bonhomme. Enfin, je l’espère…

Sauf que pendant ces cinq années de silence, il y a eu un burn-out, des crises d’angoisse et des questions existentielles qui ont longtemps hanté le musicien. Et de ce fait, il s’est encore exilé pour s’installer en Grèce, sur l’Île de Santorin pour se reposer. C’est du moins ce que son pote musicologue Trever Hagen veut nous faire comprendre via cette lettre ouverte: “Le bouleversement spectaculaire de sa vie, après ces deux albums, a provoqué chez Justin une tempête intérieure, une attaque d’anxiété. J’ai vu mon meilleur ami pleurer dans mes bras, perdu dans un monde de confusion et de retranchement. Justin pouvait à peine parler.” Ainsi pour remédier à cela, le natif du Wisconsin a remis en marche en catimini la machine Bon Iver et s’est attelé à l’écriture d’un troisième opus qui est sorti ces derniers jours intitulé 22, A Million afin d’exorciser sa peine la plus profonde.

Les premières critiques (ultra-positives, ceci dit) trouveront un malin plaisir à comparer ce disque à Kid A de Radiohead. Tout simplement parce que Justin Vernon a recours à l’électro dans sa musique. Bah voyons ! Mais est-ce vraiment cette seule raison ? Ces dix nouveaux titres dont la plupart a été dévoilée à la dernière édition d’Eaux Claires Music Festival ont bien surpris son public mais ont été bien reçus pour la plupart en fin de compte. Et c’est à peu près ma réaction initiale après la première écoute où de tas de questions ont traversé mon esprit: C’est quoi ces sons bizarres ? Pourquoi t’as encore recours à l’Auto-Tune alors que ton falsetto suffit ? T’as pas assez fricoté avec Yeezy que ça ? Où est le côté indie folk épuré de tes débuts ? ET PUIS C’EST QUOI CES TITRES CHELOUS ? Tu pouvais pas faire plus simple que d’habitude plutôt que de me faire galérer à les retranscrire dans ma putain de chronique ? Bref, ces questions se sont dissipées au fur et à mesure en les réécoutant plusieurs fois. Voici donc une chronique en track-by-track de ce soi-disant album événement de cet automne.

  • 22 (OVER S∞∞N)

Le premier titre ouvre le bal et ce de la plus belle des manières avec sa composition envoûtante et aérienne comprenant des notes de piano vaporeuses, des sonorités bien électro, quelques arpèges de guitare électrique, le falsetto de Justin, un sample vocal pitché de la regrettée Mahalia Jackson chantant: « It might be over soon » sans oublier ses timides notes de saxophone qui habillent le tout. Bien évidemment, l’heure est à l’introspection et à la mélancolie et c’est ce qui permet de lancer ce 22, A Million sous de bons auspices.

  • 10 d E A T h b R E a s T ⚄ ⚄

Après avoir suffisamment plané sur « 22 (OVER S∞∞N) », l’heure est de redescendre sur Terre avec ce titre bien agressif comprenant des percussions électroniques bien abrasives proches de l’indus, des synthés aériens qui contrastent et de la voix sacrément déformée de Justin qui nous emmènent tout droit en enfer. Et bah oui, tout n’est pas de repos chez Bon Iver, qu’est-ce que vous croyez ? Et si vous tendez l’oreille, vous aurez remarqué un autre sample vocal pitché de Stevie Nicks chantant « Wild Hearts ». 22, A Million est peut-être le premier album de Bon Iver comportant des samples.

  • 715 – CRΣΣKS

Ce troisième titre est entièrement a capella et c’est peut-être l’une des rares fois du disque où Justin aura recours à l’Auto-Tune. Et je vais être un peu dur en disant que je n’étais pas réellement touché par son interprétation car en laissant sa voix pure et angélique telle qu’il soit, il y aurait de fortes chances que ce morceau pourrait me faire tirer une larme. Mais je sais pas, peut-être que je suis trop froid ou trop cruel mais n’est pas « Woods » qui veut… Si ce n’est son texte touchant qui sauve un peu les meubles dont je vous laisse un extrait: « Oh then, how we gonna cry ? Cause it once might not mean something ? »

  • 33 “GOD”

Et encore des samples sur ce morceau et cette fois-ci, ils sont au nombre de quatre: « Dsharpg » de Sharon van Etten, « Morning » de Jim Ed Brown, « Iron Sky » de Paolo Nutini (si si, je vous jure) ainsi que « All Rendered Truth » de Lonnie Holley. Mais ces samples s’intègrent parfaitement à cette très belle composition pianistique soutenue par des notes de banjo et la merveilleuse voix du musicien du Wisconsin et parfois ponctuée par une boîte à rythme quelque peu agressive. Un sacré beau moment si l’on décèle la référence à Jésus-Christ sur le titre (car Il fut crucifié à l’âge de 33 ans) et ainsi qu’à sa crise de foi exprimé à travers ce: « Why are you so far from saving me ? ».

  • 29 #Strafford APTS

Ici, on se rapproche plus à du Bon Iver période For Emma, Forever Ago et ce n’est pas plus mal et il partage le micro avec son batteur et ami producteur Sean Carey (même si Justin use un peu trop du vocoder par moments) pour une ballade totalement poignante et épurée à la guitare acoustique, aux cordes et au piano saupoudrés de quelques notes de saxophone. Les deux nous époustouflent avec leur falsetto respectif et leur texte toujours aussi poétique et intimiste.

  • 666 ʇ

Ce titre comporte un sample du titre « Standing In The Need Of Prayer » de The Supreme Jubilees avec encore ces voix pitchées plutôt bien triturées. Vous vous en douterez mais 22, A Million comporte des thèmes axés sur la religion et en particulier sur le Christianisme et ce morceau en fait partie. « I’m still standing in, still standing in the need of prayer », telle est cette énième crise de foi contée par Vernon habillée par un beat électro, des arpèges de guitare électrique mélodiques et une batterie bien puissante. Encore un autre sommet de ce disque.

  • 21 M♢♢N WATER

Peut-être un autre titre qui ne fera pas l’unanimité car moins accessible et trop complexe pour qu’on accroche suffisamment, surtout avec ce solo de saxophone totalement dissonant signé BJ Burton, Michael Lewis ou encore Colin Stetson et ce sample bien utilisé d’A Lover’s Concerto signé The Toys. D’ailleurs, 2/3 du groupe The Staves (Camilla et Sacey Stavely Taylor pour être plus précis) prêtent leur voix si vous faites attention ainsi qu’une certaine Elise Carey.

  • 8 (circle)

Le morceau le plus long de l’opus qui dépasse les cinq minutes. Ici, le chant de Justin est totalement poignant et plus grave qu’à l’accoutumée qui tape dans le mille en plus de ces cuivres bien efficaces mais reste bien évidemment planant. Une très belle ballade puissante qui pourrait très vite devenir un incontournable du groupe à cause de ses sonorités réminiscentes du désormais mythique second album.

  • ____45_____

Avec ses saxophones manipulés par la « Messina », Justin nous relate sa dépression de la façon la plus sournoise qu’il soit: « Well I’ve been caught in fire », nous chante-t-il. Et on a vraiment l’impression d’être rentré dans l’intimité du chanteur à cause de son texte profond mais toujours aussi poétique. Et bien entendu, ces arpèges de banjo en fin de morceau pourraient signifier la fin du tunnel et l’entrée de la lumière dans la vie du jeune homme.

  • 00000 Million

Quoi de mieux que de conclure ce 22, A Million de la plus belle des manières ? Ce dernier et splendide morceau réside tout simplement dans la simplicité. Voici donc une très belle ballade piano-voix agrémenté d’un autre sample vocal, celui de Fionn Reagan extrait du titre « Abacus » où l’on entend dire: « The days have no numbers ». Et ce sample prend tout son sens à l’album, dans la mesure où le natif du Wisconsin fut obsédé par les nombres en pensant que ces jours se comptent en nombre. De toutes manières, cette conclusion donne envie de repasser cet opus en boucle.

Voilà donc une oeuvre extrêmement intelligente et complexe qu’est ce 22, A Million. Bon Iver s’est réinventé pour nous offrir un voyage totalement surprenant mais remarquable pour sa large palette émotionnelle. Il faudra plusieurs écoutes pour adhérer à cet album certes expérimental aux sonorités triturées (des samples vocaux aux programmations en passant par les guitares, les claviers, etc…) pour un résultat sacrément cohérent qui montre un nouveau visage au digne représentant de l’indie tout court. Derrière se cache un musicien audacieux plaçant l’indie folk à un niveau nettement supérieur avec des expérimentations à la fois abstraites et audacieuses sans négliger son aspect mélancolique et lyrique des deux premiers albums.

Note: 9/10